Lucien Sève

Pour en finir avec l’anachronisme


«Si un hombre nunca se contradice,
sera parque nunca dice nada.
»
Miguel de Unamuno [1]

Lʼinattention dans laquelle, en France plus qu’ailleurs, sont encore largement tenus les problemes réels et apports possibles d’une intelligence dialectique de la nature constitue la plus extravagante anomalie qui puisse s’observer dans la pensée philosophico-scientifique contemporaine.

Que cette carence ait de quoi étonner, à une époque ou les scientifiques qui philosophent et les philosophes soucieux des sciences se montrent en tam d’autres domaines si actifs, il suffit pour le rendre sensible de rappeler la place hors du commun qu’ont depuis toujours occupée dans l’histoire des idées les conceptions dialectiques des choses naturelles aussi bien qu’humaines. Universalité du naitre er du périr, coincidence des opposés, vérité done et fécondité d’énoncés contradictoires: routes les sagesses antiques, de la Chine et de l’Inde à la Grèce, ont fait richement valoir ces philosophemes en des formules et des images toujours vivaces clans notre culture.

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l. «Si un homme ne se contredit jamais, ce doit être qu’il ne dit jamais rien.» Cette phrase, assortie de la mention « (d’après une conversation) », est citée par Erwin Schrödinger en exergue du chapitre VII de son livre de 1944 Qu’est-ce que la vie?, Christian Bourgois, Paris 1986, p. 179.


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Dépassant l’antinomie entre ce mobilisme universel suivant Héraclite et l’immutabilité de l’être selon Parménide Platon à le premier élevé la dialectique au niveau d’une discursivité métodique de la raison appliquée à penser les rapports contradictoires d’idéalités invariantes, et en cette acception elle n'a plus cessé d’être reappropriée par chaque école ou époque Philosophique, d’Aristote aux Stoïciens, des Sceptiques aux Néoplatoniciens, et ainsi de suite. Voilà plus de deux mille ans qu’y trouvent à réfléchir les esprits théoriques.

Certes —et l’événement est capital —, avec Eudoxe comme avec Pythagore la science grecque, renvoyant au mythe le discours du devenir, a pour tres longtemps identifié lʼintelligible à lʼimmutable. Éternité des nombres et ciel des fixes sont les modèles des inalterables Idées platoniciennes, comme la permanence des espèces vivantes est celui des incorruptibles formes aristotéliciennes. En ce sens, c’est contre Héraclite que s’est constituée la raison géométrique, astronomique, biologique: il a le tort, dit Aristote, «d’étendre à lʼUniverse tout entier des observations qui ne portent que sur des objects sensibles,« car «la region du sensible qui nous environne est a seule où règnent la génération et la corruption«, et c’est une infime partie du tout A ceux qui s’en tiennent là , “nous devons montrer qu’il existe une realité immobuile et les en persuader». [3] Aussi la dialectique a-t-elle été longuement reléguée par la logique de la non-contradiction au rang subalterne dune habileté à raisonner sur le probable, voire un art sophistique de la dispute. Cette dévaluation perseverante du mot n’a pas empéché la science d’achopper sans sesse à des contradictions majeures — crise du nombre irrationnel ou paradoxes cosmologiques, récurrence de conflites insolubles entre theses opposées, de la physique à la médecine, et dʼeprouver ainsie que l’interpénétration des contraires est plus aisée à censurer qu’a maîtriser. La dévotion sans faille au principe d’identité n’a pas empéché non plus quʼaffleurent comme si de rien nʼétait des themes implicitement dialectiques de riche avenir dans de très grandes Philosophies — chez Descartes par exemple avec la suppo-

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2. Aristote La Métaphysique, Livre Gamma, 5, 1010 a, 26-35, Vrin, Paris 1974, t. 1, p. 224-25. Cf. aussi La Décision du sens - Le Livre Gamma de la Métaphysique dʼAristote, introduction, texte, traduction et commentaire par Barbara Cassin et Michel Narcy, Vrin, Paris 1989, p. 147.

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sition hardie dʼune cosmogenèse, chez Spinoza avec l’unité duelle de la substance, chez Leibniz avec l’analyse de l’infini... — ni même l’identité des contraires de jouer un role explicite chez de profonds penseurs comme Nicolas de Cues, Giordano Bruno ou Pascal. Ainsi la dialectique a-t-elle toujours accompagné la logique, pour le moins comme sa part d’ombre a l’obscure clarté de laquelle pouvaient s’entrevoir des continents encore inconnus.

Et voici qu’au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, avec les premieres ébauches de cosmogonie rationnelle, de théorie des révolutions géologiques, de transformisme biologique, le postulat d’Aristote commence d’être expose lui-méme au désaveu scientifique: l’univers n’est-il pas tout entier un devenir, non point dans ses simples apparences sensibles mais dans ses logiques profondes? D’autres maniéres, l’essor des connaissances sur les phénomènes lumineux, magnétiques, chimiques et sur bien d’autres fait éclater la radicale insuffisance des conceptualisations mécanistes. Avec ses categories fixes et séparées, son attachement principiel a la non-contradiction, lʼentendement classique rencontre ici ses limites. C’est lʼépoque ou se forme la dialectique moderne, non plus du tout phénoménologie naive du monde pereu ou rhétorique spécieuse mais genèse savante du réel conçu, démarche plus pénétrante de la raison. Par-delà la théorisation kantienne encore traditionnelle de lʼopposition réelle et loin des intuitions incontrolées de la Naturphilosophie de Schelling se configurent la Science de la Logique de Hegel puis la dialectique matérialiste de Marx, qu’Engels met à l’épreuve des sciences de la nature. En des acceptions variées et souvent à travers d’âpres contestations, une rationalité nouvelle s’élabore en ce sens dans le mouvement des savoirs et semble y acquérir au début du xxe siècle sa pleine légitimité épistémologique, de la physique quantique à la biochimie. De grands savants comme Niels Bohr ou Paul Langevin font état de leur dette envers la dialectique. Avec Bachelard et Gonseth, la philosophie des sciences la crédite en une acception plus restreinte d’une portée méthodologique fondamentale. Au lendemain de la Deuxième Guerre, les controverses à son sujet occupent tous les esprits. C’était avant-hier.

Pourtant, la compulsion d’irréconciliable hostilité qu’avait déchaînée en son temps la Logique de Hegel n’a pas tout

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entière disparu. Elle trouve a se concentrer sur la dialectique marxiste, dans la version non seulement vulgarisee mais denaturée quʼen donne un opuscule alors fameux de Staline. Cʼest à ce moment — 1948 — qu’éclate l’affaire Lyssenko: sur la base d’une argumentation de caractere primitif, la génétique «mendélo-morganienne» se voit officiellement condamnée en URSS comme «ideologie reactionnaire» au regard de la dialectique materialiste telle qu’elle y a été canonisée, avec pour corollaire sa complete éradication de la recherche et de lʼenseignement sovietiques — condamnation quʼappuie en France le Parti communiste. Cette affaire Galilée des temps modernes a des effets de première grandeur. Les détracteurs de la dialectique de la nature triomphent: nombre de ses adeptes vivent un drame. Quelque chose y est irrévocablement invalidé, mais quoi au juste? Lʼideée même en son principe? Seulement l’usage désastreux quʼon en a fait? Ou, de façon plus emmêlée, certains vices de conception appelant réexamen approfondi? La désaffection des scientifiques est si prompte, et souvent si passionnelle dans le climat naissant de la guerre froide, que ce travail n’est guère entrepris, ce débat n’a pas vraiment lieu. Sous d’autres formes, expressément demarquées du marxisme, la dialectique se survit un temps au sein de certains courants épistémologique. Elle garde surtout des partisans dans les sciences humaines. Mais au cours des années soixante, la vogue du structuralisme paraît lui Porter le coup de grâce: de nouveau la science, savoir de l’invariant, se renferme dans la pensée du non-contradictoire. La logique somme la dialectique de se formaliser ou de disparaître. En 1972 dans un ouvrage remarqué, ceux qui font encore usage du vocabulaire dialectique sont fermement invité à une «abstinence prolongée». [3] La dialectique de la nature sʼenfonce dans le silence public.

Cʼest justement durant ces décennies d’oubli que la question sʼest ravivée et renouvelée en profondeur, et d’abord, de façon tout implicite, avec l’intense mouvement des savoirs scientifiques. Interpénétration du determine et de l’aléatoire dans les processus loin de lʼéquilibre, du réversible et de lʼirreversible dans les structures dissipatives du tout on de la

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3. Dominique Dubarle et André Doz, Logique et dialectique, Larousse, Paris 1972, p. 237.

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partie dans la mathématique des fractals ou la modélisation des systemes, du continu et du discontinu dans la theorie biologique des équilibres ponctués, paradoxes de la complexité, multiplicité des univers, inséparabilite des distincts, non vacuité du vide, brisure spontanée de symétrie, rôle organisateur du chaos, effets createurs des extinctions de masse dans l’évolution des espèces, logiques non classiques des transitions de phase et des propriétés émergentes. . . — on n’en finirait pas d’ériumérer les conceptualisations contemporaines où resurgissent avec assurance des tournures de pensée comme lʼidentité des contraires, la positivité du négatif, le saut qualitatif, bien qu’il n’y soit fait sauf exception nulle référence à la philosophie dialectique qui les sous-tend. Cette méconnaissance est-elle d’ailleurs étrangère aux tâtonnements sans profit, aux clivages sans nécessité, aux réductionnismes sans mesure dont la chronique de la recherche nous a donné maints exemples? En même temps la vie de la science, devenue puissance sociale à un point sans précédent, est elle-même pénétrée de rudes antagonismes entre logiques opposées d’ordre économique, politique, éthique, par exemple entre pilotage d’aval et d’amont, compétition et coopération, rentabilité et responsabilité, et par-dessus tout sans doute entre efficacité des moyens et validité des fins, où est en jeu la valeur même de ses savoirs au regard du développement humain. Mais la culture dialectique, qui recouvre aussi une sagesse de l’action, est si étrangère à la logique de bien des gestionnaires que ces contradictions sont trop souvent de celles où une recherche tombe plutôt qu’elle ne les surmonte.

Il est pourtant des chercheurs qui n’ont pas renoncé à travailler sur une question si peu à la mode. Réfléchissant du dedans de leurs disciplines scientifiques, de leurs acquis nouveaux comme de leurs problèmes ouverts — ou, selon les cas, faisant effort pour s’y initier — tout en relisant de façon très attentive Gonseth, Engels, Hegel ou d’autres, plus anciens ou plus récents, avec à l’esprit les mésaventures de la dialectique de la nature en ce siècle, ils ont réinterrogé sans complaisance ses ambitions, réflechi aux stricts imperatifs de sa pertinence possible, entrepris dans ce sens de repenser son statut et son contenu. Ce livre est né d’un long travail de cette sorte, accompli en commun par des scientifiques et des philosophes

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familiers de la culture issue de Marx, au cours d’un séminaire commencé en 1984. [4] Plusieurs années d’échanges poussés nous ont conduits à conclure que les savoirs d’aujourd’hui sur la nature étaient au premier chef et tout à la fois producteurs et demandeurs de dialectique, que la question valait en tout cas d’être reposée publiquement en des termes désormais beaucoup mieux médités et, peut-être, plus convaincants. D’ou le projet d’un ouvrage collectif dans lequel, en toute liberté, des spécialistes de disciplines variées aux avis différents

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4. Participèrent à ce séminaire, tenu a Paris dans le cadre de l’Institut de recherches marxistes (IRM) à partir de janvier 1984, les physiciens Gilles Cohen-Tannoudji, Pierre Jaeglé et Serge Reynaud, les biologistes Janine Guespin et Pierre Roubaud, l’ingénieur Jacques Bonitzer, les philosophes Joël Biard, Iean-Paul Iouary, Marie-Hélène Lavallard (également psychologue), Solange Mercier-Josa, Bernard Michaux, Lucien Sève et Arnaud Spire.

Ce séminaire a une préhistoire remontant bien en deçà de 1984. Pour les plus âgés d’entire nous, la réflexion sur la dialectique, dont la vulgarisation stalinienne ne pouvait convaincre nul esprit exigeant, a commencé dès les années cinquante par l’é'tude assidue d’un vaste corpus, d’Aristote a Lénine en passant par Hegel, Marx et Engels, comme par le débat souvent âpre sur les multiples interprétations de la dialectique qui fleurirent avant et après la guerre. Ce travail, dont on trouve trace en dc nombreux articles parus notamment dans les revues La Pensée et La Nouvelle Critique, prit des formes collectivement organisées au sein du Centre d‘études et de recherches marxistes (CERM, qui se fondit dans lʼIRM en 1979), particulièrement en 1971 pour la préparation dʼun colloque où les problèmes de la dialectique occupèrent une large place et dont les acres ont été publiés sous le titre Lénine et la pratique scientifique (Editions sociales, Paris 1974). En même temps se poursuivaient les recherches personnelles, dont témoigne par exemple le Iivre de Pierre Jaeglé, Essai sur l’espace et le temps (Editions sociales, Paris 1976). Le long travail en équipe de Pierre Jaeglé et Pierre Roubaud joua un rôle important dans la création du seminaire qui réunit à partir de 1984 durant plusieurs années les scientifiques et philosophes cités plus haut, dont la plupart avaient déjà publié—ou étaient en train d’écrire—des livres touchant aux questions de la dialectique. Aux Editions sociales, Solange Mercier-Josa avait fait paraître Pour lire Hegel et Marx en 1980, Lucien Sève, la même année, Une introduction à la philosophie marxiste, Marie-Hélène Lavallard Comprendre Ia philosophie marxiste en 1982, Jean-Paul Jouary et Arnaud Spire Invitation à la philosophie marxiste en 1983, Jacques Bonitzer Philosophie du hasard en 1984. Joël Biard était co-auteur de Introduction à la lecture de la Science de la Logique de Hegel dont les deux premiers tomes parurent en 1981 ct 1983 chez Aubier, Gilles Cohen-Tannoudji allait publier, avec Michel Spiro, La Matière-Espace-Temps (Fayard, Paris 1986), Bernard Michaux, avec un collectif de philosophes, Penser par soi-même (Editions sociales, Paris 1986). Pierre Jaeglé et Pierre Roubaud faisaient paraître quant à eux entre 1980 et 1987 plusieurs articles dont la somme est leur livre commun La Notion de réalité (Editions sociales, Paris 1990). Si la présente étude, entièrement reconçue et récrite en 1996-97, n’engage que moi, elle nʼen a pas moins largement bénéficié des apports de ces auteurs et plus encore de ce séminaire, ou sa première version de 1989 fit l’objet de discussions collectives.

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et même opposés en la matière rouvriraient loyalement ensemble la discussion, et si possible le chantier.

Chargé par le collectif de rédiger à cet effet une substantielle introduction, je l’adressai en 1989 à une dizaine de scientifiques et philosophes, dont l’éventail était à un haut niveau représentatif des attitudes observables en ce domaine, et qui tou avaient donné leur accord de principe pour y réagir en rédigeant un chapitre. Mais à réception de mon texte, plusieurs d’entre eux, réservés ou hostiles à lʼidée d’une dialectique de la nature, s’enfermèrent dans un refus laconique ou un silence prolongé dont aucun effort ne parvint à les convaincre dc sortir. Parmi les auteurs sollicités précisément pour qu’ils exposent leurs objections plus ou moins radicales, seul le biologiste et philosophe Henri Atlan accepta de formuler son point de vue dans un entretien qu’on lira plus loin—et je veux lui en exprimer ici de la gratitude. En dépit de bien des tentatives, cet ouvrage est donc finalement fort différent du projet initial: à lʼexception de cet entretien, il ne contient à son corps défendant que des textes de scientifiques favorables, quoique en des sens passablement différents, on le verra, à une approche dialectique du savoir et de ses objets naturels ou idéels. Il porte par là même témoignage d’une situation, on en conviendra, assez étrange, où l’objection la plus rude à laquelle se heurte aujourd’hui la dialectique de la nature semble en somme être le silence.

Cependant, le contexte dans lequel paraît enfin ce livre diffère sensiblement de celui où ces refus auraient pu enliser. En plus d’un pays étranger, la dialectique n’a pas fait lʼobjet d’un refoulement aussi marqué qu’il le fut en France. Aŭ États-Unis par exemple, le co-auteur de la théorie fameuse des équilibres ponctués, Stephen Iay Gould. ne trouvait pas incongru au milieu des années soixante-dix de vanter les mérites d’Engels à propos d’un chapitre de Dialectique de la nature, regrettant qu’il n’ait «malheurtéusement exercé aucune influence sur la science occidentale» [5], et deux autres biologistes réputés, Richard Levins et Richard Lewontin, pouvaient publier en 1985 un volume intitulé sans ambages The Dialec-

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5. Stephen Jay Gould, Darwin at les grander énigmes de la vie, Editions du Seuil, Paris 1979, p. 225-26. Cf. aussi, entre aucres, Le Pouce du panda, Grasset/Fasquelle, Paris 1982, p. 178.

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ical Biologist, [6] tandis que le philosophe Errol E. Harris faisait paraître en 1986 et 1987 deux ouvrages constituant un veritable plaidoyer en faveur de la pensée dialectique et de la lecture de Hegel. [7] Un intérét critique semblable pour ces questions est entre autres illustré en Allemagne par le vaste travail pluridisciplinaire poursuivi depuis le début des années quatre-vingt par la revue Dialektik, en Suisse par la publication continuée de la revue Dialectica fondée en 1947, ou encore par la recherche internationale organisée autour de la philosophie hégélienne de la nature sous l’impulsion de Michaël John Petry. [8]

Avec lenteur, les choses se sont mises à bouger en France. Achevée en 1987, une collective Introduction à la lecture de la Science de la Logique de Hegel en trois volumes, très attentive aux questions de science de la nature, témoignait d’un renaissant intérêt porté par des philosophes à cette oeuvre fondatrice. [9] Au fil d’études épistémologiques parues à la même epoque. Gilles-Gaston Granger s’attachait à justifier pour sa part les sévères restrictions qu’il convient selon lui d’apporter à l’idée d’une dialectique du savoir scientifique mars aussi, an cette acception circonscrite, la validité à lui reconnaître. [10] Lors du centenaire de la mort d’Engels, le colloque qui lui était consacré à Nanterre en 1995 entreprit de réévaluer à son tour l’apport qui fut le sien en ce domaine, [11] tandis que, grâce aux efforts d’Eric Emery et de

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6. Richard Levins et Richard Lewontin, The Dialectical Biologist, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts and London, England, 1985.

7. En traduction française, Pensée formelle, transcendantale et dialectique, LʼAge dʼHomme, Paris-Lausanne 1989, et Lire la Logique de Hegel, LʼAge dʼHomme, Paris-Lausanne 1987.

8. Cf. Hegels Philosophie der Natur - Beziehung zwischen empirischen und spekulativen Naturerkenntnis, publié par R.P. Horstmann et M.J. Perry, Klett Cotta, Stuttgart 1986, et Hegel und die Naturwissenschaften, sous la direction de M.J. Petry, Frommann-Hozboog, Stuttgart-Bad Cannstatt 1987.

9. J. Biard, D. Buvat, J.-F. Kervegan, J.-F. Kling, A. Lacroix A. Lécrivain, M. Slubicki, Introduction à la lecture de la Science de la Logique de Hegel, Aubier-Montaigne, Paris, t. 1, 1981; t. 2, 1983; t. 3, 1987. Lʼun de ces auteurs, Alain Lacroix, a publié depuis lors Hegel—La philosophie de la nature, PUF Paris 1997, où il prend à tâche de réhabiliter cette oeuvre «longtemps ignorée, voire méprisée» en France (p. 5).

10. Gilles-Gaston Granger a rassemblé ces études dans le volume intitulé Formes, opérations, objets, Vrin, Paris 1994.

11. Friedrich Engels, savant er révolutionnaire, sous la direction de Georges Labica et Mereille Delbraccio, PUF, Paris 1997, p. 243-305.

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quelques autres, se développait un travail de publication et de réflexion donnant à mieux connaître la pensée dialectique de F. Gonseth. [12] Sans rapport apparent avec cette activité philosophique en reprise, un livre comme celui du physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, Aux contraires, donne richement idée de ce que la science contemporaine est en mesure d’apporter à la réflexion sur les grandes oppositions catégorielles qui structurent la raison, et sans doute aussi ce qu’elle gagnerait à ne plus méconnaître l’héritage des logiques de la contradiction. [13] A ces signes, on croit en tout cas percevoir que la dialectique en général et la dialectique de la nature en particulier pourraient bien être en train d’achever chez nous leur long séjour au purgatoire. Pour quelle destinée nouvelle? Le temps vient d’en discuter sans crainte.

Le livre qu’on va lire vise à jouer, s’il se peut, un rôle déclenchant dans la réouverture dc ce débat, et cela en deux sens. On doit d’abord pouvoir le dire sans offenser personne: la bonne connaissance de la dialectique est devenue dans la France d’aujourd’hui, singulièrement chez les spécialistes des sciences de la nature et des mathématiques, fait rarissime— ce qui n’est peut-être pas pour rien dans certains refus opposés au pied du mur à notre offre de participer. Jamais tant d’ouvrages touchant à ces sciences ne s’étaient référés à Whitehead ou Bergson, Leibniz ou Spinoza, Aristote ou Platon, parfois même au taoïsme ou aux Védas, mais Hegel et Engels semblent le plus souvent n’avoir pas existé, ce qui n’est guère raisonnable. Pis encore: dans l’inconscient culturel de beaucoup, le mot dialectique n’évoque-t-il pas avant tout quelques tenaces et révulsifs clichés datant des années cinquante, qui sont à peu près à la dialectique vivante ce que le vieux scientisme est à la science actuelle? Convenons-en cependant: s’instruire en ce domaine n’est guère aisé. Hegel reste d’une lecture difficile; on ne dispose toujours pas en France d’une édition historico-critique de Dialectique de la nature d’Engels; [14] personne ne s’est risqué depuis bien

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12. Cf. notamment Ferdinand Gonseth, Mon intinéraire philosophique, présentation de Francois Bonsack, Editions de lʼAire, Vevey l994.

13. Jean-Marc Lévy-Leblond, Aux contraires, Gallimard, Paris 1996.

14. Après sa première parution chez Rivière (Paris 1950), Dialectique de la nature a été publié aux Editions sociales (Paris 1952) et n’y a été depuis lors que réimprimé sans changement (même si la date indiquée est plus

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longtemps à esquisser ce que pourrait être aujourd’hui le contenu d’un ouvrage consacré a cette question; les exposés pédagogiques de qualité brillent surtout eux-mêmes par leur absence. Est-il alors si étonnant que le silence engendre le silence, ou que certains, en quête de références, aillent par inexpérience les chercher dans des textes d’auteurs connus mais de très médiocre valeur informative, tel l’article de Karl Popper, «What is dialectic? », qui réfute sans peine une dialectique de caricaturale indigence? [15] Le présent livre, notamment dans sa première partie, se propose donc, sans simplification abusive et cependant aussi clairement que possible, de redire sur les plans historique puis thématique de quoi l’on parle lorsqu’en vraie connaissance de cause on attribue aux savoirs sur la nature, voire aux processus naturels mêmes, un caractère dialectique.

En second lieu, ce qui nous intéresse, et qui a motivé le long effort dont ce livre résulte, c’est bien moins le regard en arrière de lʼérudition historique que le mouvement en avant des recherches scientifiques: que peut-il en être aujourd’hui de la féconditeé concrète d’une dialectique de la nature? Aussi eût-il été radicalement insuffisant de présenter ici, comme en

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récente). Cette édition de 1952 est directement reprise de l’édition soviétique de 1948 dent elle reproduit la préface, conserve les notes (tout en en ayoutant dʼautres, notamment de mise à jour scientifique visant, sauf exception, à confirmer les vues d’Engels) et suit le principe thématique de classement des manuscrits, ainsi traités comme lʼébauche possible dʼun système dialectique de la nature. Elle constitue par là un témoin fossilisé de ce qu’était la vision marxiste-stalinienne de la dialectique de la nature à lʼépoque de lʼaffaire Lyssenko.

Le tome 1.26 de la nouvelle MEGA (Marx-Engels Gesamtausgabe, Dietz, Berlin, 1985) propose aussi une rnise en ordre systématique des manuscrits dʼEngels, mais après les avoir présentés dans l’ordre chronologique de leur rédaction. Cʼest évidemment cet ordre qui conviendrait pour une édition historico-critique dont lʼintroduction et les notes, libres de tout souci apologétique et doctrinaire, mettraient attentivement en rapport les textes dʼEngels avec leur contexte d’époque, scientifique et philosophique.

15. Karl Popper, «What is dialectic?», Mind, vol. XLIX, 1940, p. 403-426; traduction française en Conjectures et réfutations, Payot, Paris 1985, p. 456-489. Cf. la critique de cet article par E. E. Harris dans Pensée formelle, transcendantale et dialectique, op. cit., p. 153-56. L’auteur écrit que «sa mauvaise compréhension et sa fausse présentation» de la dialectique hégélienne et marxienne sont «si grossières que, n’était la grande autorité de Sir Karl Popper», il serait «tout à fait superflu de le réfuter» (p. 153). Une première idée, accessible, de la dialectique est offerte dans lʼEncyclopédie philosophique universelle, PUF, Paris 1989, t. 1, L’Univers philosophique, par lʼétude de Jaques DʼHondt, «L’actualité de la dialectique», p. 707-15.

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un article d’encyclopédie, les conceptions que s’en firent Hegel, Engels ou d’autres dans le contexte des sciences de leur temps et de s’y limiter. Certes, on trouve chez eux ce qu’on peut considérer comme les formes fondatrices de cette pensée dans son acception moderne, et il ne saurait y avoir de culture dialectique qui les ignore. Mais leur héritage comporte bien des problemes toujours ouverts. De plus, entre eux et nous se sont produites en foule des mutations essentielles dans les démarches comme les savoirs scientifiques, et avec elles maintes mises à l’épreuve des principes et concepts dialectiques, les unes productives, d’autres ravageuses. Un ouvrage qui en resterait à l’exposé des vues hégéliennes ou engelsiennes comme si de rien n’était — et où en trouve-t-on d’autre sorte? — accréditerait donc la conclusion hautement paradoxale et parfaitement fausse que cette logique de développement serait une pensée immobile depuis un siècle ou deux — autant dire, à la différence de tous les aspects vivants de la raison scientifique, une pièce de musée dans la galerie de l’histoire des idées. En réalité, ceux des auteurs de ce livre qui tiennent pour fécond en tel ou tel sens le mode de pensée dialectique ont travaillé, chacun à sa manière, non pas simplement à mettre en oeuvre des dialectiques toutes penséesmais à les réinterpréter de façon innovante, voire à leur apporter des correctifs et enrichissements non classiques de portée souvent tres considérable, et cependant ignorés. On refuse donc ici la solution de pauvreté que constituerait une pure retrospective sur l’état de la question au XIXe siècle ou même au milieu du XXe. On y prend des risques en s’avançant dans des directions multiples encore peu explorées où se configure une dialectique de notre epoque, et ou s'esquisse peut-ûtre quelque chose de celle du XXIe siècle. Bien entendu, ce choix de principe augmentera la somme des considérations qu’on pourra juger discutables en ce livre. Mais rien ne saurait mieux répondre à son projet: motiver le lecteur à s’engager dans la réflexion et le débat proposés.

Redire de quoi l’on parle, montrer où il y a problème tout en y proposant réponse et en exposant les motifs de placer haut une culture dialectique en mouvement: telle est l’entreprise, qu’on espère propédeutique à la disputation. En étant longuement retirée de l’ordre du jour à son corps défendant durant les dernières décennies, la dialectique de la nature a

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été privée d’un droit imprescriptible qu’ont toutes les idées dignes de ce nom: le droit à être discutées. Mais en conséquence la philosophie des sciences, la raison scientifique elle-même ont été privées à tout le moins de ses questionnements dérangeants, sans doute aussi — on en jugera — de ses apports originaux, alors que se multipliaient dans le flux torrentiel des savoirs sur la nature les indices dc leur probable pertinence. Héritée d’un passé aujourd’hui bien mort, une telle situation est tout simplemenz anachronique, et cet ouvrage collectif est une invite résolue à ne plus sʼen accommoder.

Lucien Séve

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SOURCE: Sève, Lucien. “Pour en finir avec l ’anachronisme,” dans Sciences et dialectiques de la nature; coordination de Lucien Sève; contributions de Henri Atlan, Gilles Cohen-Tannoudji, Pierre Jaeglé, Richard Levins et Richard Lewontin, José-Luis Massera, Lucien Sève (Paris: La Dispute, 1998), pages 11-22.


Lucien Sève sur le cas du bergsonisme

Badiou and the Bankruptcy of Fashionable French Philosophy
by R. Dumain

Vienna Circle, Karl Popper, Frankfurt School, Marxism, McCarthyism & American Philosophy:
Selected Bibliography

Occultism, Eastern Mysticism, Fascism, & Countercultures:
Selected Bibliography

Marx and Marxism Web Guide

Offsite:

The dialectics of nature: historical blunder or heuristic view? (1995)
by Lucien Sève
Draft translation by David Pavett (2019)

Lucien Sève - Wikipedia, the free encyclopedia

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Lucien Sève Archive @ Marxists Internet Archive
(in English)


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